Question « raciale » et question économique, le cas français
Jacques Soustelle, nommé gouverneur général de l'Algérie en janvier 1955 sous le ministère Pierre Mendès France, pense qu'il faut transformer progressivement les Algériens en Français à part entière, allant même jusqu'à proposer la fusion des économies algériennes et françaises, en considérant l'Algérie comme la Bretagne ou la Lorraine et ses habitants comme des métropolitains. Soustelle appelle cette doctrine l'intégration. Ethnologue de réputation internationale, Soustelle s'est lié à de Gaulle à l'époque de la France libre. Demeuré gaulliste après la guerre — Soustelle est chargé par de Gaulle de créer le RPF en 1947, dont il est le premier secrétaire général — il est aussi l'ami de Claude Lévi-Strauss. Ce dernier écrit en 1955 :Si, pourtant, une France de quarante-huit millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon.
Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent il y a un siècle d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de l’Europe et des couches sociales les plus déshéritées et de se laisser submerger par cette vague ils firent et gagnèrent un pari dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous nous refusons de risquer. Le pourrions-nous jamais ? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leur direction s’inverser ? Nous sauverions-nous nous-mêmes ou plutôt ne consacrerions-nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze siècles d’appauvrissement spirituel dont sa moitié occidentale a été le théâtre et l’agent ? Ici, à Taxila, dans ces monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un ; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est possible.
C'est en prétendant faire siennes les propositions de Jacques Soustelle mais aussi de Claude Lévi-Strauss, que le général De Gaulle revient aux affaires en mai 1958, profitant du soulèvement de l'Armée en Algérie. À Alger, le 4 juin 1958, de Gaulle déclare à la foule :
Je vous ai compris ! Je sais ce qui s'est passé ici. Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie, c'est celle de la rénovation et de la fraternité. Je dis la rénovation à tous égards. Mais très justement vous avez voulu que celle-ci commence par le commencement, c'est-à-dire par nos institutions, et c'est pourquoi me voilà. Et je dis la fraternité parce que vous offrez ce spectacle magnifique d'hommes qui, d'un bout à l'autre, quelles que soient leurs communautés, communient dans la même ardeur et se tiennent par la main. Eh bien ! De tout cela, je prends acte au nom de la France et je déclare qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que, dans toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants : il n'y a que des Français à part entière, des Français à part entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. À sa gauche, au balcon où le général de Gaulle prononçe ce discours révolutionnaire, se tient Jacques Soustelle.
Le surlendemain, le , à Mostaganem, le général proclame devant une foule majoritairement arabo-berbère :
La France entière, le monde entier, sont témoins de la preuve que Mostaganem apporte aujourd'hui que tous les Français d'Algérie sont les mêmes Français. Dix millions d'entre eux sont pareils, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Il n'y a plus ici, je le proclame en son nom et je vous en donne ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des concitoyens, des frères qui marchent désormais dans la vie en se tenant par la main.
Ce projet égalitariste que le général de Gaulle s'affirme décidé à accomplir en Algérie, il laisse entendre vouloir l'accomplir également en Afrique noire. En effet, lors du discours de Mostaganem du 6 juin 1958, de Gaulle déclare :
Il est parti de cette terre magnifique d'Algérie un mouvement exemplaire de rénovation et de fraternité. Il s'est élevé de cette terre éprouvée et meurtrie un souffle admirable qui, par-dessus la mer, est venu passer sur la France entière pour lui rappeler quelle était sa vocation ici et ailleurs.
Cependant le général de Gaulle est en réalité opposé à ce programme dont il pense qu'il ne s'agit que d'une utopie universaliste :
Qu'on ne se raconte pas d'histoires ! Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri, même s'ils sont très savants. Étant revenu au pouvoir grâce à l'Armée sur ce programme de l'intégration, au nom duquel il a renversé la IVe République, de Gaulle ne peut pas avouer ses convictions :
Vous croyez que je pouvais faire du jour au lendemain ce que je voulais ? Il fallait faire évoluer peu à peu les esprits. Où en était l’armée ? Où en était mon gouvernement ? Où en était mon Premier ministre ?. Quelques années plus tard, le général de Gaulle explique au général Koenig :
Évidemment, lorsque la monarchie ou l'empire réunissait à la France l'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, le Roussillon, la Savoie, le pays de Gex ou le Comté de Nice, on restait entre Blancs, entre Européens, entre chrétiens. Si vous allez dans un douar, vous rencontrerez tout juste un ancien sergent de tirailleurs, parlant mal le français
Dans le même esprit, au cours d’un entretien accordé à Pierre Laffont, député d'Oran, directeur du journal L'Écho d’Oran, le , De Gaulle très en colère déclare
Enfin, Laffont, ne me dites pas que des hommes comme vous aient pu croire à un moment quelconque que j'étais favorable à l'intégration. Je n'ai jamais prononcé ce mot. Pourquoi ? Parce que je n'y ai jamais cru. On a dit récemment que l'Algérie était la plus française des provinces de France. Plus française que Nice et la Savoie. C'est inepte. Nice et la Savoie sont peuplées de chrétiens, parlent le français, ne se sont pas, à cinq reprises, soulevées contre la France. De tels propos ne peuvent que nous ridiculiser. En réalité, il y a en Algérie une population dont tout nous sépare : l'origine ethnique, la religion, le mode de vie.
De Gaulle veut la décolonisation en raison de l'impossibilité pour la France, selon lui, de pouvoir assimiler les populations des colonies. Dans ses confidences à Alain Peyrefitte, il est très clair à ce sujet:
C'est très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu'elle a une vocation universelle. Mais à condition qu'ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France.
Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain, seront vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions de l'intégration, si les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées. Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Essayez d’intégrer de l'huile et du vinaigre, agitez la bouteille, au bout d’un moment, ils se sépareront à nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français17. Avez-vous songé que les Arabes se multiplieront par cinq puis par dix, pendant que la population française restera presque stationnaire ? Il y aurait deux cents, puis quatre cents députés arabes à Paris ? Vous voyez un président arabe à l’Élysée ?
Une des raisons qui conduisent à la décolonisation est le refus du général de Gaulle, mais aussi de la majorité de la classe politique métropolitaine, d'accorder l'égalité politique aux populations d'outre-mer. En revanche, tous les sondages de l'époque indiquent que l'opinion métropolitaine est favorable à leur octroyer la citoyenneté française. D'ailleurs, lors du référendum de novembre 1958, les Français approuvent la nouvelle Constitution, qui dispose que tous les Algériens sont désormais des Français à part entière. À ce titre, 46 députés arabo-berbères prennent place à l'Assemblée nationale, à Paris.
Les convictions du général de Gaulle sur l'incompatibilité des Français et des Africains le conduisent à opter également pour la séparation de la métropole et des territoires d'Afrique subsaharienne. En octobre 1958, la communauté française étant nouvellement créée, le Conseil de gouvernement du Gabon, s'appuyant sur l'article 76 de la Constitution, demande à devenir un département français. Léon Mba, président du Gabon, charge Louis Sanmarco de présenter la demande auprès du gouvernement métropolitain. Reçu à Paris par le ministre de l'Outre-mer, Bernard Cornut-Gentille, Louis Sanmarco reçoit cette réponse sans ambiguïté :
Sanmarco, vous êtes tombé sur la tête ? N’avons-nous pas assez des Antilles ? Allez, indépendance comme tout le monde22 !La réponse du ministre Cornut-Gentille reflète la pensée du général de Gaulle, qui explique plus tard à Peyrefitte :
Nous ne pouvons pas tenir à bout de bras cette population prolifique comme des lapins. Nos comptoirs, nos escales, nos petits territoires d’outre-mer, ça va, ce sont des poussières. Le reste est trop lourd. Le général de Gaulle s'explique en ces termes sur l'« affaire gabonaise » :
Au Gabon, Léon M'Ba voulait opter pour le statut de département français. En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut. Le général de Gaulle explique également à Alain Peyrefitte :
Vous croyez que je ne le sais pas, que la décolonisation est désastreuse pour l'Afrique ? […] Qu'ils vont connaître à nouveau les guerres tribales, la sorcellerie, l'anthropophagie ? […] Que quinze ou vingt ans de tutelle de plus nous auraient permis de moderniser leur agriculture, de les doter d'infrastructures, d'éradiquer complètement la lèpre, la maladie du sommeil, etc. C'est vrai que cette indépendance était prématurée mais que voulez-vous que j'y fasse ? Et puis (il baisse la voix), vous savez, c'était pour nous une chance à saisir : nous débarrasser de ce fardeau, beaucoup trop lourd maintenant pour nos épaules, à mesure que les peuples ont de plus en plus soif d'égalité. Nous avons échappé au pire ! Heureusement que la plupart de nos Africains ont bien voulu prendre paisiblement le chemin de l'autonomie, puis de l'indépendance. L'essayiste Alexandre Gerbi montre comment le général de Gaulle accule les dirigeants africains à l'indépendance notamment Félix Houphouët-Boigny, pourtant ardent défenseur de l'unité franco-africaine dans un cadre fédéral et Léon Mba, pourtant grand partisan de la départementalisation du Gabon.
Selon Gerbi, si la décolonisation franco-africaine vise à perpétuer le colonialisme, c'est-à-dire l'exploitation économique des territoires français d'Afrique, que la démocratie réelle aurait entravée, son objectif secret mais fondamental est d'empêcher le métissage de la France que l'égalité politique entre métropolitains et ultramarins aurait entraîné ; l'indépendance est imposée à l'Afrique par la métropole pour des raisons certes financières, mais aussi et avant tout de civilisation ou raciales. Pour y parvenir, le général de Gaulle et son gouvernement, avec la complicité de la majorité de la classe politique métropolitaine, violent la Constitution, en la modifiant selon des voies anticonstitutionnelles, par le biais de la loi 60-525.
La loi 60-525 est votée en mai-juin 1960, passant outre un avis défavorable du Conseil d'État et malgré la démission de Vincent Auriol — ancien président de la République — du Conseil constitutionnel. La Loi 60-525 supprime l'obligation d'organiser un référendum pour qu'un État africain de la Communauté française accède à l'indépendance, contrairement à ce que prévoit jusque-là la Constitution. Très concrètement, cette loi permet, dès le mois suivant sa promulgation, que les États africains de la Communauté française accèdent à l'indépendance sans faire de référendum, c'est-à-dire sans que leurs populations soient consultées et puissent par conséquent, par leurs voix, entraver le processus de l'indépendance.
Commentaires
Enregistrer un commentaire